Mbougar, miñelam

Publié le : 12/11/2021

La plus secrète mémoire des hommes est un grand livre. Il pose une question essentielle, existentielle : que reste-t-il quand tout est fini ? ; quand ce que nous avons sacralisé disparaît sous nos yeux, tel un château de cartes qui s’effondre ; quand il ne nous reste qu’une litanie de questions orphelines ; quand la seule hypothèse plausible est la fin, le néant, un noir absolu. Nous sommes arrivés à la fin d’une certaine idée du monde. Je ne saurais dire quoi au juste, avec précision. Mais toute notre époque, en sa vulgarité, raconte le crépuscule de quelque chose qui a vécu et qui a enveloppé le monde par sa substance. C’est un peu le déclin d’un art, d’un modèle et d’une certaine idée de vivre qui s’étiole sous nos yeux. Quelque chose d’autre arrive ; pour l’instant diffus. Car le monde, lui, continue sa chevauchée sans nous, avec d’autres passagers. C’est la marche de l’histoire. Ce qui émergera des décombres de notre ère sera-t-il mieux que le présent, je ne sais pas. Au fond, la question importe peu ; il n’est pas donné à tout le monde de trouver l’objet de sa quête. Tout le monde n’est pas Diégane Latyr sur les traces de T.C. Elimane. Mais dans ce monde d’hier que les heures actuelles ensevelissent, des éclats permettent de croire en la possibilité du devenir. Ce devenir, selon moi, a toujours été matérialisé par trois possibles, certes abstraites, mais qui permettent de garder une certaine foi devant la torpeur qu’infligent les vents incertains actuels : l’amour, la littérature et la révolution. Ils ne sauveront pas le monde voué à éprouver, jusqu’au bout, son cycle actuel, à disparaître peut-être d’une manière brutale, mais ils peuvent retarder l’échéance de notre finitude, au moins en nous laissant le rêve, la foi en l’à-venir, après nous avoir arraché tout le reste. Le livre de Mbougar recèle l’âme de chacune des trois possibles qui font le monde.

La plus secrète mémoire des hommes est un livre magnifique ; dans son style, son érudition, sa sensibilité, son exploration des labyrinthes de l’âme humaine, sa vocation totale, ses personnages habités, sa pénétration des cavités du pays seereer, ses silences, ses bavardages intelligents, son exigence, sa volonté à ne sacraliser que la littérature. Dans sa vocation à dire tout en ne disant rien. Dans sa rage d’être, d’abord et avant tout, un texte littéraire, voué à être lu. Lu. L’œuvre –car elle en est une– évoque une exigence sur la littérature, au sujet de ce qu’elle peut et de ce qu’elle ne peut pas. La littérature ne peut rien au sujet de l’époque, qui devient folle, incontrôlable et verse dans la trivialité. Elle ne peut que baisser les bras devant une machine qui, comme un monstre issu d’expériences scientifiques ayant mal tourné, échappe à ses créateurs, les dévore, les mâche, les régurgite et les piétine, pour mieux s’assurer de la vérité de leur supplice. Dans ce contexte, c’est d’autant plus respectable de la part de Mbougar de croire encore en ce qui ne sert à rien, ce qui appartient aux reliques du monde d’hier, aux fantômes d’un monde que les mœurs actuelles ensevelissent par diverses pelletées de «pragmatisme», d’«efficacité», de «rapidité», de «paraître» et donc d’insignifiance.

La plus secrète mémoire des hommes, malgré les tribulations des personnages sur différents continents, est un livre lent, car il explore chaque recoin de la sacralité de la littérature, pour en tirer, non pas une conviction quelconque sur la nécessité de celle-ci, mais pour montrer qu’on peut s’en passer. La littérature n’est pas essentielle. On peut vivre sans aucune espèce de culture. Il suffit d’accepter d’ignorer ce qui est non essentiel à une vie.

L’académie du Goncourt a célébré un héros ordinaire des lettres universelles, qui est le dépositaire sénégalais, africain, d’une flamme aux origines vieilles et à la trajectoire longue et merveilleuse. Il est l’héritier de ses maîtres auxquels il rend hommage en restant un humble -mais exigeant- citoyen de la patrie littéraire. Son passeport est la littérature. Avec ce sésame, il nous fait voyager et nous extirpe de nos certitudes pour nous entraîner dans le sillage de ses héros dans les ruelles du verbe ; là où aucune liberté n’est réprimée, car le pays de la création, donc du pouvoir, du rêve, laisse les écrivains libres. Le livre de Mbougar m’a ému, tiraillé, bouleversé. Faire un livre aussi grand sur quelque chose dont on peut se passer - dont on se passe- relève du génie. C’est cela le génie de Mbougar, pour ceux qui cherchaient et qui n’avaient pas vu en lui un talent solaire dès l’incipit de son premier roman, Terre ceinte.

Voir aussi